3 ans ont passé. Mais chaque 20 octobre, les images reviennent comme une brûlure impossible à cicatriser. Ce jour-là, j’étais dans les rues de N’Djamena dès les premières heures pour la couverture de cette manifestation. J’ai tout vu. Tout senti. La fumée des gaz lacrymogènes, les rafales des armes automatiques, les cris d’enfants, les corps inertes jonchant le sol. J’ai vu la mort de près. J’ai vu un pays se tirer une balle dans le cœur.
Les manifestants, pour la plupart pacifiques, réclamaient simplement le retour à l’ordre constitutionnel. Ils n’avaient pour armes que leurs pancartes et leur courage. En face, la force brute d’un pouvoir sans scrupule. Les forces de l’ordre ont tiré, sans distinction, sans sommation. Les chiffres parlent d’eux-mêmes, plus de 218 morts selon l’Organisationnde lutte contre la torture (OMCT) et la ligue tchadienne des droits de l’Homme (LTDNH) et 128 selon la commission nationale des droits de Homme (CNDH) sous Ibedou. Des centaines de blessés, des milliers d’arrestations et déportés à la bagne de Koro-Toro dans ses conditions inhumaines, des disparus dont les familles n’ont jamais eu de nouvelles jusqu’à aujourd’hui.
Je me souviens d’un père de famille effondré sur le corps sans vie de son neveu, un jeune doctorant, espoir de la famille, fauché par une balle réelle. Je me souviens des morgues pleines, des hôpitaux débordés, de l’hôpital Le Bon Samaritain où il n’y avait plus un seul lit libre, où les pleurs et les gémissements se mêlaient à l’odeur du sang.
Et puis, la phrase glaçante d’un agent de renseignement, à Walia : « Fatocho wa liguiyo » ils ont cherché, ils ont trouvé. Comme si la mort était devenue une leçon.
Mais la plus grande trahison de ce jour noir fut politique. Celui qui, hier encore, chantait la démocratie, défendait le droit de manifester et dénonçait les dérives du régime a justifié l’injustifiable. Saleh Kebzabo, devenu Premier ministre, a qualifié cette manifestation d’« insurrection ». J’avais cru, naïvement, qu’il allait démissionner. Il a préféré cautionner. Ce soir-là, le sang n’avait pas encore séché que la honte nationale s’était déjà installée.
Trois ans après, aucune enquête judiciaire. Aucun responsable inquiété. L’amnistie générale ou le deal politique entre le pilote (Mahamat Idriss Deby Itno) et son copilote (Succès MASRA), présentée comme un accord de réconciliation, a enterré la justice avec les victimes. Une page tragique qu’on voudrait tourner sans la lire, sans même la pleurer.
Moi, je ne l’oublierai pas. Parce qu’en ce 20 octobre 2022, le Tchad a perdu plus que des vies. Il a perdu son humanité.
Je n’en suis pas sorti indemne. Une semaine plus tard, je suis tombé gravement malade. L’excès de gaz lacrymogène aspiré, l’odeur âcre du sang respirée de l’aube au coucher du soleil, sans aucune protection, même pas un simple cache-nez… tout cela m’a laissé un souvenir dans la chair. Ce jour-là, le métier de journaliste n’était plus un simple témoin, il devenait une épreuve.
Ces images, ces voix, ces visages ne quitteront jamais ma mémoire. C’est pour eux que j’écris, encore et encore. Je prépare un grand travail d’écriture consacré à cette journée du 20 octobre, pour que la mémoire des victimes ne soit pas effacée.
Abderamane Moussa Amadaye